Auteur de nombreux essais (dont, dernièrement, Le Monde est clos, et le désir, infini, et "Il faut dire que les temps ont changé..." Chronique (fiévreuse) d'une mutation qui inquiète, tous deux chez Albin Michel), Daniel Cohen, professeur à l'ENS et chef de file de l'école d'Economie de Paris, analyse l'année européenne assez décisive qui commence.

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L'Express : Au lendemain de la signature du traité franco-allemand d'Aix-la-Chapelle, selon vous, que représente l'Europe ?

Daniel COHEN : L'Europe est, d'abord et avant tout, une construction politique - un projet qui consiste à surmonter les abîmes et les désastres que le continent a connus au cours de la première moitié du XXe siècle. Après la paix "carthaginoise" que la France avait imposée à l'Allemagne en 1918, qui faisait elle-même écho à la capture de l'Alsace et la Lorraine en 1870, les deux vaincus de l'Histoire universelle, la France et l'Allemagne, ont compris qu'il fallait passer à autre chose.

Dans la période post-traumatique de l'après-guerre, les Européens ont pris conscience qu'il n'était pas possible de continuer comme avant ; ils ont compris aussi, avec le plan Marshall, notamment, qu'il n'était pas souhaitable, pour eux, de rester ad vitam a eternam sous tutelle américaine. D'où la Communauté de défense, avortée ; puis, dans un deuxième temps, la construction d'une union économique, moyen de contourner l'obstacle politique, mais dans l'espoir d'y revenir. Reprenant les mots apocryphes de Jean Monnet ["Si c'était à refaire, je recommencerais par la culture"], l'Europe ne s'est pas construite sur la célébration de Dante, de Goethe, ou de Victor Hugo... La CEE, puis l'UE ne se sont pas fondées sur une hypothétique nation européenne, mais sur un projet explicitement post-national....

Après six décennies d'existence, ce projet politique post-national est-il menacé ?

La montée planétaire du néopopulisme se nourrit des frustrations et des colères qu'exacerbe la mondialisation. A l'échelle de notre continent, un besoin très fort de protection, de sécurité et de frontières se fait sentir. L'Europe donne le sentiment d'avoir échoué à protéger ses citoyens. Tout, bien sûr, n'est pas faux dans cette critique. Mais on oublie parfois qu'à l'époque où la France avait une politique monétaire et budgétaire autonome, elle était sacrément contrainte par les crises du marché des changes et des monnaies... De manière silencieuse, l'euro a protégé la France et l'Italie d'une panique monétaire qui aurait très bien pu se déclencher après la chute de Lehman Brothers. Jamais, les taux d'intérêt n'ont été si bas sans que cela engendre une crise des changes. Il reste beaucoup à faire pour améliorer les choses, mais l'Europe conserve un rôle crucial...

Lequel, justement?

Dans un planisphère où émergent plusieurs nouveaux acteurs globaux comme la Chine ou l'Inde, l'UE permet potentiellement à quelque 500 millions de personnes d'imposer leur vision (taxation climatique, normes commerciales, régulation des Gafa, migrations, etc.). Elle peut peser sur le monde. Ce qui lui manque, c'est la volonté collective de le faire vraiment... Peser sur les orientations internationales, c'est la perspective qu'offre l'Union à 27. Elle implique aussi des contreparties et des contraintes.

Comment l'UE aborde-t-elle l'échéance électorale de mai 2019, avec les élections au Parlement ?

J'ai l'impression que l'issue de ce scrutin dépendra de l'aptitude qu'aura la droite conservatrice européenne à contenir le populisme d'extrême droite. Vis-à-vis de lui, sera-t-elle un rempart ou un auxiliaire ? Une force d'endiguement ou, au contraire, une force d'appoint ? Face au populisme souverainiste et xénophobe, les droites ont, à l'échelle de l'Europe, un défi à relever, et un choix décisif à effectuer. La CDU et la CSU, en Allemagne, peuvent encore contribuer à colmater le néopopulisme de Viktor Orban en le rappelant à l'ordre, sans l'isoler et le pousser dans les bras de Salvini ou Le Pen...

Le président français, Emmanuel Macron, se désigne lui-même comme le pôle de résistance à ce populisme souverainiste et xénophobe. A-t-il raison?

Je le comprends, bien sûr, car il y a un grand danger du côté de ce populisme de droite. Mais, pour ma part, je n'ai jamais adhéré à l'idée selon laquelle le clivage gauche-droite était dépassé, et remplaçable par l'alternative progressistes-"nationaux conservateurs". L'opposition droite-gauche est compatible avec la démocratie. Une alternance entre ces deux blocs est possible et souhaitable, chacun apprenant des erreurs de l'autre. A bipolariser les enjeux, comme le fait Macron, on court le risque que le besoin d'alternance finisse par donner la victoire à Marine Le Pen. Le sujet reste, selon moi, pour la gauche comme pour la droite, en France de même que chez nos voisins, celui des compromis à trouver avec leurs propres radicalités. La gauche a toujours cherché un point de synthèse entre son versant réformiste et ses franges plus radicales et révolutionnaires. Idem à droite. A gauche, beaucoup d'électeurs de La France insoumise, très sensibles à la nécessité de la redistribution, ne sont pas par essence des adversaires acharnés ou systématiques du projet européen.

Et donc ?

La gauche réformiste - les "progressistes" dans le lexique de Macron - doit continuer à leur parler. Un économiste de gauche comme Thomas Piketty attend précisément d'un renforcement de l'UE qu'il débouche sur une taxation accrue des plus riches, donc sur davantage de redistribution. Etre pour ou contre l'Europe, c'est un jugement trop global et imprécis. Il faut entrer dans les détails. Veut-on en sortir au nom de la justice fiscale ou pour mettre dehors les immigrés ? Toutes les critiques adressées à l'Europe ne se valent pas, contrairement à ce que peut suggérer la dichotomie macronienne entre "progressistes" et "conservateurs".