Dans « les humanités numériques », les humanités viennent en premier

Entretien avec Léa Saint-Raymond, directrice de l’Observatoire des humanités numériques à l'ENS-PSL

Partager Créé le 30 avril 2024
DOSSIER - LES HUMANITÉS À L'ENS-PSL
Léa Saint-Raymond, Docteure en histoire de l’art et agrégée de sciences économiques et sociales, dirige depuis 2020 l’Observatoire des humanités numériques à l'ENS-PSL. Cet Observatoire a pour but de promouvoir les humanités numériques de l'École –les projets de recherche, mais aussi les offres de formation et les événements sur ce thème – mais il propose également d’interroger le tournant numérique que prennent les humanités aujourd’hui.
Se faisant, cette interrogation, comme le rappelle Léa Saint-Raymond, replace les humanités au premier plan, à l’aide d’une recherche critique et d’une réflexion constante sur « l’échelle pertinente ».
Illustration © Pole communication ENS-PSL Illustration © Pole communication ENS-PSL

Que sont les humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : Il est très difficile de caractériser en quelques lignes ce que sont les humanités numériques. Pour une analyse fine, je ne peux que renvoyer à l’ouvrage de Pierre Mounier, qui est une référence dans ce domaine. Il existe une définition « canonique », forgée en 2010 par une communauté de chercheuses et de chercheurs, à la suite de deux journées entières d’échanges : dans le manifeste auxquels ils aboutissent, les humanités numériques désignent « une transdiscipline, porteuse des méthodes, des dispositifs et des perspectives heuristiques liés au numérique dans le domaine des Sciences humaines et sociales ». Autrement dit, les humanités « numériques » ne viennent pas abolir les humanités « traditionnelles » dans toutes leurs spécificités disciplinaires, mais elles apportent un autre éclairage, lié tout simplement à l’usage de l’ordinateur. Comme Monsieur Jourdain, on pourrait dire qu’aujourd’hui, tout le monde fait des humanités numériques sans le savoir ! Mais cette « transdiscipline » va plus loin qu’une simple méthodologie : elle mobilise une communauté diversifiée et complémentaire, comme on peut le constater dans l’annuaire de l’Observatoire des humanités numériques.

Qu’apprend-on en « humanités numériques » ?

Léa Saint-Raymond : Lorsque les étudiantes et étudiants demandent à se former en humanités numériques – je coordonne la mineure dans ce domaine, à l’ENS –, je leur répète que le numérique ne doit jamais prendre le pas sur le socle disciplinaire. En d’autres termes, dans les humanités numériques, les « humanités » viennent en premier. Bien évidemment, ils seront formés au maniement d’outils informatiques, ils apprendront à visualiser des données – ce qui est plus facile qu’on ne croit, des tutoriels sont à disposition –, à étudier de larges corpus textuels ou même à construire des sites Internet pour valoriser les recherches. Cependant, le cœur de notre enseignement à l’ENS n’est pas là – et les autres enseignantes et enseignants de la mineure « humanités numériques » seront unanimes à ce sujet. Le point de départ de n’importe quelle recherche est la critique, et c’est une méthode qui est propre aux humanités. Les données que nous constituons et que nous utilisons sont-elles représentatives ? Quels sont leurs biais, leurs angles morts ? Peut-on monter en généralité ? Quel est le contexte des résultats obtenus, et comment les interpréter ? Sans ces interrogations, nous ne faisons que produire de beaux graphiques, de belles cartes, de beaux sites Internet, mais ce ne seront que des gadgets numériques qui manqueront de substance et qui pourront même s’avérer très dangereux, car ils véhiculeront de fausses évidences.

Pouvez-vous nous citer un exemple à ne pas reproduire ?

Léa Saint-Raymond : Je ne me risquerai pas à critiquer des projets en particulier – Pierre Mounier cite un contre-exemple au chapitre 4 de son ouvrage. Il est moins délicat, donc plus facile, d’aborder une situation qui me concerne directement. En mars dernier, j’ai eu la chance d’être invitée par le professeur Torahiko Terada à l’université de Komaba Tokyo, pour donner une série d’ateliers de cartographie numérique en histoire de l’art, dans le cadre d’un partenariat avec l’ENS-PSL. Avec Christophe Carini-Siguret, qui avait travaillé l’année dernière à l’Observatoire des humanités numériques, nous avons choisi de partir d’un jeu de données accessible et susceptible d’intéresser les historiennes et historiens de l’art : la collection du Metropolitan Museum of Art de New York, disponible et téléchargeable sur Internet. La durée des ateliers étant limitée – les participants avaient deux heures pour produire une carte –, nous avons privilégié des outils numériques gratuits et très faciles à prendre en main : OpenRefine, pour ajouter les coordonnées des points, et Palladio, pour cartographier les objets selon une barre de temps. La formation à ces outils a porté ses fruits et tout le monde a pu réaliser une carte dynamique en ligne, grâce au tutoriel que nous avons réalisé pour cette occasion. Passée cette satisfaction immédiate, nous avons tenu à démystifier le résultat obtenu : comment expliquer, par exemple, la présence d’un point en Italie, pour un objet conservé au département « Asian Art » ? Que veut dire, exactement, « cartographier le Metropolitan Museum » ? Quel sens donner à ces visualisations ? La plus grande partie des ateliers a donc consisté à expliciter le – très long – travail préparatoire des données brutes, en amont, à justifier les choix de localisation, à montrer les biais de nos choix et, in fine, à critiquer les cartes produites par nous-mêmes et par l’auditoire. Nous avons donc fait repasser les humanités devant le numérique.

Cartographie des objets conservés au département « Asian Art » du Metropolitan Museum of Art, réalisée sous Palladio.

 

Quelles sont les bonnes pratiques à adopter en humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : Tout dépend des disciplines principales auxquelles se rattachent les différents projets de recherche. En ce qui concerne ceux qui sont déployés dans le périmètre de l’ENS-PSL, je vous invite à consulter le site de l’Observatoire, qui donne accès à leurs pages respectives. Un dénominateur commun, cependant, est de toujours donner accès aux sources. Dans le projet Archives normaliennes, chaque information est sous-tendue par la cote du document – comme dans tous les projets de recherche en histoire. Il en va de même pour les éditions numériques hébergées sur la plateforme Eman, qui indiquent systématiquement le lieu de dépôt des manuscrits et archives. Je pourrais multiplier les exemples à l’infini.
Un autre point de convergence est la volonté de citer l’ensemble des contributeurs et contributrices du projet. La constitution méticuleuse d’un corpus et sa mise à disposition sont deux activités très chronophages qui sont beaucoup moins rémunérées, symboliquement, que la publication sous forme d’articles ou de livres. Les projets d’humanités numériques ne peuvent passer sous silence ce travail de l’ombre, et c’est la raison pour laquelle celui-ci doit être valorisé au même titre que la publication finale. Sur le site du projet Digital Viau, par exemple, les noms des différentes personnes impliquées, à chaque étape, sont indiquées dans une rubrique à part entière, œuvre par œuvre.
J’ajouterais une dernière bonne pratique qui rassemble les projets en humanités numériques : la réflexion constante sur « l’échelle pertinente », pour paraphraser Le Grand Continent.

Que voulez-vous dire par « échelle pertinente » ?

Léa Saint-Raymond : Il ne faut pas oublier que les humanités viennent en premier : on ne pourra jamais prétendre embrasser la totalité du savoir dans un domaine, c’est une ambition démiurgique aussi dangereuse qu’absurde. Même avec les algorithmes les plus puissants, il est illusoire de penser mettre le monde en bouteille. Gardons notre humanité à l’esprit et faisons preuve d’humilité, souvenons-nous que les « données » ne sont jamais « données » mais qu’elles sont construites – Johanna Drucker parle ainsi de capta plutôt que du terme trompeur de data. Il me semble qu’il vaut mieux travailler sur un corpus plus petit, dont on connaît les limites, et le visualiser de manière claire, transparente et contrôlée. Cette ambition ne revient pas à un nivellement par le bas, c’est un objectif plus difficile qu’il n’y paraît : dans les pas d’Alain Berthoz, je pense qu’il nous faut viser la « simplexité », c’est-à-dire une simplicité qui ne sacrifie pas la complexité et qui a trouvé une échelle pertinente.

Quels sont les futurs projets de l’Observatoire des humanités numériques ?

Léa Saint-Raymond : La priorité reste la formation des étudiantes et étudiants, dans le cadre de la mineure « humanités numériques » proposée pour le diplôme de l’ENS-PSL. Les cours attirent également des auditeurs et auditrices libres, ce dont je me réjouis. En 2024-2025, l’Observatoire augmentera son offre de cours grâce au recrutement d’un(e) ATER, et son rayonnement sera pensé de manière plus étroite encore avec PSL.
Les journées d’étude annuelles de l’OdHN se poursuivront dans une visée critique : après une première édition donnant à voir les projets d’humanités numériques à l’ENS-PSL, puis une deuxième sur les éditions numériques de correspondances – organisée avec Jean-Sébastien Macke –, nous continuerons à nous interroger sur les apports et les écueils du numérique au sein des humanités. Ce questionnement est également celui du séminaire « DHAI » et du séminaire « Les liens qui font les humanités numériques » organisé par le GAPN (Guichet d’Assistance aux Projets Numériques). Ces quelques exemples n’épuisent pas l’activité débordante des projets de recherche individuels en humanités numériques – activité que l’Observatoire continuera à soutenir et à mettre en lumière sur son site Internet.
L’avenir est également synonyme d’ouverture, notamment auprès de l’ENS de Lyon – dans le prolongement des rencontres organisées grâce à Nathalie Arlin, coordinatrice de l’Atelier des Humanités Numériques à l’ENS de Lyon –, mais aussi auprès de l’Université de Tokyo et du Leverhulme Centre for the Future of Intelligence à l’Université de Cambridge, parmi bien d’autres institutions partenaires.

Léa Saint-Raymond © Frédéric Albert / Pole Communication ENS-PSL.

À propos de Léa Saint-Raymond

Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée de sciences économiques et sociales, Léa Saint-Raymond est docteure en histoire de l’art et chercheuse associée à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine. Sa thèse, publiée sous le titre À la conquête du marché de l’art. Le Pari(s) des enchères (1830-1939), a reçu le prix du musée d’Orsay en 2019. Léa Saint-Raymond est également l'auteure de Fragments d'une histoire globale de l'art, paru en septembre 2021 aux éditions Rue d'Ulm.

Après avoir été Guest Scholar au Getty Research Institute et ATER au Collège de France, elle coordonne actuellement l’Observatoire des humanités numériques de l’ENS-PSL et le centre d’excellence Jean Monnet IMAGO. Elle est également responsable du parcours « marché de l’art » à l’École du Louvre et chargée de cours, en histoire de l’art, du parcours CPES proposé par l'université PSL.

À propos de l'initiative Digit-Hum

L'initiative Digit_Hum constitue depuis une décennie une archive des humanités numériques en train de se faire. Initiée en 2015 par trois ingénieurs CNRS exerçant à l'École normale supérieure et au départ de l'organisation d'une journée d'études annuelle, elle s'est depuis développée en compilant enquêtes et portraits, enregistrements vidéo, traces graphiques et ressources à vocation documentaire ou pédagogique. Des contenus protéiformes qui rendent compte de l'évolution des humanités numériques au cours de cette dernière décennie. Actrice et témoin du déploiement de ces nouvelles pratiques, Digit_Hum n'a eu de cesse de les documenter et de les interroger en se situant à la charnière entre humanités et numérique. Dix ans d'échanges, d'enrichissement et d'acculturation accessibles sur le site de Digit_Hum.
Cette initiative collective est portée à l'ENS par le CAPHÉS (Marie-Laure Massot) et AOROC (Agnès Tricoche), en collaboration avec Julien Cavero (MOM).

LES HUMANITÉS AU CŒUR DE L’ENS-PSL

Retrouvez ici des entretiens/portraits de chercheurs, professeurs et élèves, qui partagent leurs réflexions sur les Humanités et leur attachement à les transmettre.

Pandémie et humanités globales - Par Frédéric Worms

►« Les humanités classiques gardent une place centrale à l'ENS-PSL » - Par Valérie Theis, directrice adjointe Lettres et sciences sociales à l'ENS-PSL

►« Osez l'interdisciplinarité ! L’ENS offre la possibilité d’explorer une multitude de chemins » - Rencontre avec David Schreiber, nouveau directeur des études lettres et sciences humaines

►« Donner une vision inclusive de la discipline historique, promouvoir les nouveaux chantiers de l’histoire actuelle et former les prochains historiens » - Rencontre avec Stéphane Van Damme, le nouveau directeur du département d’histoire de l’ENS-PSL.

►« Faire un pas de côté hors de notre espèce, se mettre en mouvement et en quête » - Entretien avec Anne Simon, responsable de PhilOfr - Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine

► ArchEthno : un outil pour l’enquête ethnographique - Entretien avec Florence Weber autour d’un logiciel innovant pour les sciences sociales

►« J’essaie de comprendre comment on invente les peuples et les pays dans l’histoire » - Rencontre avec Anca Dan, géoarchéologue

► One Health, le concept qui bouleverse la santé - Entretien avec Emmanuel Didier, sociologue et directeur du programme Médecine–Humanités de l’ENS–PSL

► Léa Saint-Raymond, entre Histoire de l'art et Humanités numériques

► Apprendre les Sciences de l’Antiquité, jouer au Plumfoot et révolutionner l’enseignement - Jérémie Chwekabo a choisi les Sciences de l’Antiquité

►« S’ouvrir aux disciplines, c’est construire sa personnalité de chercheur » - Samuel Dumont a choisi les Sciences de l'Antiquité

► Faire vivre sa passion pour les lettres, l’art et le théâtreHelena Unzue-Gros a choisi les langues anciennes

► « Mes voyages et mes études répondent au besoin d'aiguiser mon esprit critique et d’être utile à la société » -  Francesco Zambonin a choisi l'histoire

« Les études antiques ont un présent et une dynamique nourris des enjeux actuels » - Rencontre avec Zélie Chevance, élève au département des Sciences de l’Antiquité de l’ENS-PSL

« Les humanités permettent de mieux comprendre les défis contemporains » - Rencontre avec Clémence Fort, doctorante au département d'histoire de l'ENS-PSL

« Les humanités, une passerelle pour comprendre le monde » - Rencontre avec Mali Alinejad Zanjani, doctorante en philosophie à l'ENS-PSL

Le Master Humanités ENS-PSL, collaboration et dialogues interdisciplinaires, Rencontre avec Dominique Combe, directeur du master, et Françoise Zamour, directrice du parcours arts transdisciplinaire

« Montrer que nos travaux sont socialement nécessaires et investir davantage l'enseignement, l'édition commerciale et les projets grand public » - Rencontre avec Edoardo Cagnan, post-doctorant à l'ITEM

►  « La lecture des médias nous montre à quel point l’Antiquité est sollicitée pour répondre aux grandes questions actuelles » - Rencontre avec Mathilde Lencou-Barême, maître de conférences de latin à l’ENS, récompensée par un Venus International Women Award

Sport antique - Le « sport-business » : des jeux du cirque romains au football contemporain - Jean-Paul Thuillier, historien et spécialiste du sport antique, nous invite à redécouvrir les origines du « sport-business » : des jeux du cirque au football contemporain

► « Les Humanités ont pour intérêt principal de créer des passerelles entre les pays et les personnes »
Portrait de Youssef El Alaoui, mastérien au sein du Master histoire transnationale (ENS-ENC).

 

► Questions d'humanités

Des questions scientifiques et politiques les plus nouvelles et urgentes, de l’intelligence artificielle jusqu’au climat et aux migrations, l’humanité se transforme et en appelle aux Humanités. Que sont-elles ? À quelles urgences répondent-elles ? Comment se transforment-elles ? Comment les transmettre ?

Retrouvez en vidéo des entretiens avec des chercheurs et experts qui explorent ces questions sur les humanités.

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