L'apprentissage à l'heure de l'intelligence artificielle

Développer la concentration comme compétence-clé: quelles pratiques attentionnelles pour apprendre et travailler plus sereinement au 21e siècle?

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(Article no. 4 de la série « L'apprentissage à l'heure de l'intelligence artificielle »)

Dans un précédent article (Zaffran 2023a) je mettais en évidence les défis que posent la fragmentation croissante de l'attention et l'avènement des intelligences artificielles génératives pour notre capacité de concentration et d'apprentissage, et plus largement pour le contrat pédagogique et notre contrat social. J'y défendais l'idée que nous vivons une réelle crise de l’attention et que la capacité à se concentrer en profondeur est appelée à devenir la super-compétence du 21e siècle. En effet, il est plus que probable que les générations actuelles d’étudiant-es et jeunes citoyen-nes seront de plus en plus amenées à déléguer leurs réflexions et productions à l’intelligence artificielle, mobilisant ainsi de moins en moins leur capacité à se concentrer seul-e en profondeur. Ceci constitue un réel enjeu de société : sans maintenir une capacité propre à se concentrer, comment peut-on imaginer pouvoir œuvrer pour faire face aux grands défis de notre ère tels que le dérèglement climatique et les conséquences sociétales associées au déferlement de l’intelligence artificielle ?

Lors d’une conversation avec le quotidien Le Temps, j’ai relevé l’absence des compétences de gestion de l’attention dans l’offre de développement des soft skills (ou compétences subtiles) de la plupart des universités. Dans le présent article, je propose donc quelques pistes concrètes, validées scientifiquement pour aider chacun-e à préserver et à développer sa capacité de concentration. Idéalement, ces pratiques et compétences de gestion de l’attention devraient être introduites dès le plus jeune âge.1 Ces pratiques attentionnelles pourraient être aisément intégrées, de manière transverse, aux cursus d’enseignement universitaire, tant en formation de base qu’en formation continue, mais également au sein de la formation interne des entreprises à destination des collaborateurs et collaboratrices, dans une perspective d’organisation du travail plus sereine.  


1. Comprendre le fonctionnement de l’attention et l’importance de la protéger

Prendre conscience de la valeur de son attention et de la nécessité de la protéger débute par une compréhension plus aboutie du fonctionnement de l’attention et de ce qui l’affecte, à court, moyen et long terme. Cela passe notamment, mais pas seulement, par une réflexion sur notre usage des écrans et des réseaux sociaux, grandes sources de distraction de notre ère (Bailey 2018). Dans mon précédent article je donnais l’exemple de l’invention du « scroll infini » sur les réseaux sociaux, véritable trou noir dans lequel la notion du temps et de réalité physique disparait. Le scroll infini, comme d’autres innovations a priori anodines de ce domaine, a été conçue par les grandes entreprises du web sur la base d’une compréhension profonde du fonctionnement du cerveau humain, exploitant ses failles et ses vulnérabilités, en commençant par l’instrumentalisation de notre circuit inné de récompense.  

En effet, lorsque nous naviguons sur internet, nous pensons exercer notre libre-arbitre dans le choix des contenus consultés mais également dans le temps que nous y passons. Or ce libre-arbitre est mis à l’épreuve par les différents « designs persuasifs » des plateformes (Joly 2022), dont l’objectif est de nous hameçonner, de retenir notre attention le plus longtemps possible et de nous inciter à y revenir souvent (Eyal 2014). Notre circuit de récompense est alors activé via les « likes », « retweets », « alertes », « matchs » ou autres vidéos et promotions que l’on nous propose. Par ailleurs, plus l’on visite une plateforme, plus elle connait nos goûts et nous recommande des contenus soi-disant intéressants. Ce fonctionnement va au-delà des réseaux sociaux et est devenu courant, sur les sites d’informations, de jeu en ligne, ou d’applications de rencontres.2  

L’anticipation de ces récompenses subtiles vient nous gratifier d’une véritable bouffée de dopamine. Un raccourci est souvent effectué dans la qualification de la dopamine comme neurotransmetteur du plaisir. Son rôle principal est en fait de « maximiser les ressources qui nous seront disponibles dans le futur » (Daniel Lieberman dans Bailey 2022, 76).3 Elle joue néanmoins un rôle crucial dans le renforcement des comportements et habitudes qui nous stimulent. La compréhension du fonctionnement de ce neurotransmetteur a donc amené les plateformes web à le manipuler avec des conséquences dévastatrices pour notre attention. Comme le relève le neuropsychologue américain Dalton Combs (repris et traduit par le site des psychologues et psychothérapeutes Psy@Paris): «Il n’y a rien de plus fort dans notre cerveau et de plus difficile à défaire que le chemin que crée la récompense (…) Même si un comportement ne nous apporte plus de satisfaction, nous le continuons parce que nous avons mémorisé qu’il nous a apporté une récompense dans le passé (Joly 2022). » 

On peut observer la manifestation de cette recherche de stimulation dans certains comportements de notre quotidien qui sont devenus si communs que l’on ne les remet pratiquement jamais en cause. Globalement, on se questionne peu sur notre tendance à ressentir, quasiment automatiquement, qu'il n'est pas assez stimulant ou productif de porter son attention sur une seule activité à la fois. Par exemple, il ne nous semble plus suffisant de simplement écouter de la musique : il faut également profiter de ce moment pour naviguer sur son smartphone. Une simple promenade à pied peut sembler peu productive, aussi paraît-il logique d'écouter dans le même temps un épisode de podcast ou d'appeler un-e ami-e afin de maximiser ce temps. Enfin, regarder un film un peu trop contemplatif ou comportant quelques longueurs est devenu insupportable ; désormais, on peut se tourner (souvent pas entièrement consciemment) brièvement vers les réseaux sociaux dont le fil d'actualités permettra de nous stimuler et de surmonter ce moment jugé pénible.

Une meilleure compréhension de ces mécanismes et de leur impact sur notre attention est le point de départ pour protéger et renforcer notre capacité à nous concentrer, mais également pour gagner en sérénité dans notre vie professionnelle, nos projets de formation et notre vie quotidienne. Cette prise de conscience n’est toutefois pas suffisante. Comme l’indique Johan Hari, derrière les plateformes sur lesquelles nous naviguons se trouvent 1’000 ingénieur-es dont le rôle est de capturer notre attention (Hari 2022). Par conséquent, protéger notre attention passe également par la gestion de notre environnement numérique pour éviter que celui-ci (et les plateformes qui le composent) ne dictent l’organisation de notre journée, les contenus que nous consultons et le temps que nous y passons. La protection de notre attention et de notre capacité à nous concentrer requiert une intention dans la gestion de notre attention.  


2. Repenser le multitasking : gérer les notifications et éviter la stimulation permanente

La pratique du multitasking illustre parfaitement le lien entre intention et attention. Si certaines personnes restent convaincues de leur capacité à gérer plusieurs tâches en même temps en  restant productif/ives, les recherches montrent qu’en fait plus les personnes pratiquent le multitasking plus leur capacité d’attention soutenue est réduite (Rioja et al. 2023). Ce comportement  s’accompagne   de problèmes d'attention dans la vie de tous les jours, et de symptômes du trouble du déficit de l'attention/hyperactivité (TDAH) (Fisher et al. 2023).  Lorsque nous divisons notre attention entre plusieurs tâches, nos capacités cognitives en pâtissent. La performance dans l’accomplissement de ces tâches est de ce fait amoindrie. En effet, des études démontrent que le multitasking entraîne une diminution de la concentration, une augmentation des erreurs et une altération de la rétention de la mémoire (Madore and Wagner 2019). On peut alors aisément croiser ces données avec la notion que l'attention est une ressource mentale limitée qui tend à s'épuiser au cours de la journée, notion déjà théorisée par le psychologue William James à la fin du 19e siècle (James 1890). Nos usages numériques ont par conséquent ajouté une dépense considérable à notre « budget attentionnel » quotidien, limitant notre capacité quotidienne pour la concentration et l’apprentissage en profondeur.  


Le mythe de l’art du multitasking

Qu’entend-on exactement par multitasking ? Il est possible, de mâcher un chewing-gum tout en se baladant le long du lac, sans que l’une ou l’autre activité n’ait d’impact sur la capacité à effectuer l’autre. Quid d’écouter de la musique tout en admirant les bords du lac ? On pourrait dire que cela augmente l’expérience d’observation. Et écouter un épisode de podcast ? Également possible ! Mais, est-ce que les distractions environnantes, comme l’animation sur une terrasse, ne vous forceront pas rembobiner de 20 secondes, parce que vous avez perdu le fil de la discussion ? Maintenant, imaginons que vous rencontriez quelqu’un que vous connaissez. Pensez-vous envisageable d’engager la conversation tout en continuant à écouter votre épisode de podcast ? Cela parait absurde, mais nous ne sommes pas très loin de situations très habituelles de nos vies professionnelles et personnelles qui ne choquent presque plus personne : des collaborateurs/trices envoyant des emails pendant des réunions, des ami-es/parents/conjoint-es/collègues/étudiant-es pianotant sur leur téléphone tout en levant occasionnellement le menton pour participer à une conversation qu’ils/elles sont même eux/elles-mêmes souvent initié, ou des personnes jetant un coup d’œil à leur compte Instagram au cinéma, en plein film. 

Il n’est pas impossible d’effectuer, ponctuellement, plusieurs tâches en même temps avec des résultats satisfaisants. Mais lorsque ce comportement devient un mode opératoire chronique, il devient alors problématique, tant d’un point de vue de la productivité et de la qualité du travail produit que pour l’attention et, à terme, la santé du/de la multitâcheur/euse. Par ailleurs, les études montrent que les personnes qui ont tendance à exécuter plusieurs tâches de manière simultanée surestiment largement leur capacité réelle à le faire (Sanbonmatsu et al. 2013). De plus, les résultats de ces recherches suggèrent que les personnes se livrent souvent à des activités multitâches non pas parce qu’elles sont plus productives que la moyenne mais plutôt parce qu'elles sont moins à même de bloquer les distractions et de se concentrer sur une seule tâche (Sanbonmatsu et al. 2013).  


La réalité du task-switching : surcharge cognitive, fatigue, inefficacité

Sauf exceptions liées à des tâches ne demandant pas la mobilisation de capacités cognitives, le multitasking ou la capacité à effectuer plusieurs tâches en même temps, est un mythe. La fameuse formule du psychologue Mihaly Csikszentmihalyi selon laquelle nous sommes en fait incapables de « courir, chanter et gérer son carnet de chèques simultanément » pourrait être actualisée pour mieux refléter la réalité de 2023 : « nous sommes incapables de chanter, participer à une réunion en visioconférence et écouter un podcast simultanément ». Ce que l’on associe au multitasking est en fait plutôt du task-switching, c’est-à-dire le fait passer d’une tâche à l’autre en se concentrant très sommairement sur leur accomplissement respectif (Madore and Wagner 2019).

Le fait de passer constamment d'une tâche à l'autre pèse lourdement sur notre énergie mentale parce qu’il entraine un phénomène de "résidu attentionnel" (Leroy 2009) : une partie de notre attention reste concentrée sur la tâche précédente, générant une charge cognitive qui nuit à la performance. De nombreuses études en psychologie ont montré que le coût du changement de tâche est généralement inévitable (Poljac et al. 2018): les individus mettent presque toujours plus de temps à accomplir une tâche et commettent davantage d'erreurs lorsqu'ils passent d'une tâche à l'autre que lorsqu'ils ne s'occupent que d'une seule tâche (Monsell 2003; Madore and Wagner 2019).

La charge cognitive associée au multitasking peut entraîner une augmentation du niveau de stress, une diminution de la concentration et un épuisement mental. Cela n'a pas seulement un impact sur nos performances à court terme, mais contribue également à l'épuisement à long terme et à la réduction de la productivité. En fait, le multitasking nous empêche d'atteindre un état de concentration profonde (ou deep work), essentiel à l’accomplissement de tâches complexes, la résolution de problèmes, la création et l’innovation (Newport 2016).


Symbole de notre société de multitasking : les notifications

Les notifications ou alertes que nous recevons du matin au soir ont amplifié le phénomène de résidu attentionnel qui épuise notre cerveau. Des travaux récents ont avancé que les notifications affaiblissent les fonctions exécutives du cerveau, responsables du contrôle cognitif et de la gestion de l'attention (Bailey 2022). 

La gestion des notifications est la mesure la plus simple à adopter pour protéger notre attention et notre capacité à nous concentrer, tant au niveau individuel que dans une perspective managériale d’organisation du travail. Quelques pistes concrètes :

  • Désactiver la plupart des notifications non-essentielles qui viennent vous distraire sans que vous l’ayez souhaité (dépêches/breaking news, courriels, réseaux sociaux, etc.). Evidemment, si un-e membre de votre famille ou l’école de votre enfant cherchent à vous joindre de manière urgente, il/elle devrait pouvoir le faire. Il est possible de paramétrer tous les téléphones mobiles à cette fin.
  • Segmenter ses journées en périodes de « deep work / travail en profondeur » et planifier des plages horaires pour consulter courriels et réseaux sociaux. Ceci permet de limiter le coût cognitif du résidu attentionnel associé au passage d'une tâche à une autre (Leroy 2009). Cette pratique nécessite d’identifier et de hiérarchiser les tâches en fonction de leur importance et de leur urgence.
  • Pratiquer le regroupement des tâches : plutôt que de passer fréquemment d'une tâche à l'autre, regroupez les tâches similaires et travaillez-y par tranches de temps dédiées. Ceci vous permettra de rester concentré-e sur un type d'activité à la fois et de minimiser l'effort cognitif nécessaire pour passer d'un contexte de travail à un autre.
  • Utiliser le blocage du temps (time-blocking) : allouez des blocs spécifiques de votre emploi du temps pour différentes tâches ou activités. Consacrez du temps ininterrompu à chaque tâche, pour vous y consacrer pleinement sans distraction. Pendant ces blocs de temps, engagez-vous à travailler uniquement sur la tâche assignée, en évitant les distractions.
  • Essayer la technique Pomodoro : cette technique peut faciliter une meilleure mise en œuvre des pratiques précédentes. Elle consiste à travailler par sprints ciblés suivis de courtes pauses. Réglez un minuteur sur 25 minutes et consacrez toute votre attention à une tâche spécifique. Une fois le temps écoulé, faites une courte pause de 5 minutes avant de commencer le prochain sprint. Des pauses régulières permettent de rafraîchir l'esprit et d'éviter l'accumulation de résidus d'attention. Pour ces pauses préférez néanmoins un bref échange avec un-e collègue ou un bref déplacement à pied plutôt qu’un passage sur les réseaux sociaux.
  • Tester les réunions déconnectées afin de contourner la tentation de lire ses mails en réunion. Il nous arrive à tous et toutes de faire “acte de présence” à des réunions qui ne nous stimulent pas assez. Plutôt que d’en profiter pour rattraper vos mails en retard, (re)entrainez-vous à être pleinement présent-e et fixez votre attention sur la personne qui a la parole. Vous serez surpris-e des conséquences positives que cette simple pratique attentionnelle peut avoir en termes de qualité des échanges ainsi que dans vos rapports interprofessionnels. Essayez également les « walk and talk », des réunions bilatérales en marchant qui peuvent très bien fonctionner selon les objectifs.


3. Pratiquer la méditation ou simplement des moments de pleine présence

Au-delà des mesures immédiates, telles que la gestion des notifications, d’autres pratiques attentionnelles bien documentées scientifiquement ont fait leurs preuves. Par exemple, les effets bénéfiques de la méditation sur la capacité d'attention et de concentration sont bien démontrés  (Lutz et al. 2008 ; van Leeuwen, Singer, and Melloni 2012). En particulier, des travaux en neuro-imagerie ont montré que la pratique régulière du mindfulness augmente l'épaisseur du cortex préfrontal et la connectivité neuronale, renforçant les capacités attentionnelles (Fox et al. 2014, 65). Certaines recherches ont démontré que seuls 4 jours d'entraînement à la méditation peuvent améliorer la capacité à maintenir l'attention, des bénéfices qui avaient déjà été rapportés chez les personnes qui pratiquent la méditation depuis longtemps (Zeidan et al. 2010). 

Une pratique quotidienne de 5 minutes de la respiration en pleine conscience, ou de simples moments de « présence déconnectée » peuvent contribuer de manière tangible à améliorer la concentration. En effet, les techniques de respiration constituent un élément clé pour apaiser le mental et se recentrer sur le moment présent. Des recherches conduites par Daniel B. Levinson et al. montrent que la respiration de pleine conscience est associée à une plus grande méta-conscience, à moins d'errance mentale, à une meilleure humeur et à un plus grand non-attachement : 'attention est moins accaparée par des distracteurs autrefois associés à une récompense, comme l’agitation ressentie en attendant et en recevant une notification d’un email, d’un message WhatsApp ou d’un « like » sur nos réseaux sociaux (Levinson et al. 2014).

Pour ceux et celles qui ne se sentiraient pas à l’aise avec la méditation et la respiration consciente, une pratique simple qui consiste à se concentrer sur l'instant présent est bénéfique pour l'attention. Par exemple, la pratique d’un instrument de musique, d’une activité sportive, de la peinture, de la sculpture et d’autres activités créatives nécessitent une attention soutenue, davantage ancrée dans le corps ou dans une dimension manuelle et n’impliquant pas une « récompense » immédiate. En effet, la récompense ou le sentiment de plaisir associé à la maitrise d’un morceau de musique ou d’une technique de peinture est plutôt diffuse sur le temps long (i.e. après plusieurs heures de pratique).   

Encore plus simplement, se concentrer pleinement sur un moment de détente, seul-e ou entouré-e, sur un café ou repas, ou même sur une tâche domestique permet de reposer un cerveau saturé d'informations et de retrouver la capacité d'être pleinement présent-e et concentré-e. Borkovec note que l’on peut s’inspirer, partiellement, de la manière avec laquelle les enfants approchent leur journée, généralement plus expérientielle et plus ancrée dans le présent et ce qui est immédiatement en face d’eux, que les adultes (Borkovec 2002). A condition qu’ils ne soient pas en possession d’un smartphone ou d’une tablette !


4. Alterner périodes d'intense concentration, phases de repos et… d’ennui !

Les recherches en neurosciences ont également mis en évidence la nécessité d'alterner les périodes d'effort cognitif intense avec des phases de repos, afin de laisser au cerveau le temps d'assimiler les nouvelles informations et de consolider les apprentissages dans le cadre d’une formation, par exemple. Le cerveau a besoin d'osciller entre des modes de pensée différents pour rester performant (Immordino-Yang, Christodoulou, and Singh 2012). Varier les types de tâches permet donc de reposer son attention, tout en favorisant l'encodage des connaissances sous différents angles.  

Il est également recommandé d'aménager son environnement de travail de façon à favoriser la concentration, par exemple en choisissant un espace dédié sans distraction et en segmentant son temps pour alterner périodes de concentration intense et phases de repos (Bailey 2018). En d’autres termes, la protection de notre attention implique un changement d’approche vis-à-vis de notre gestion du quotidien : plutôt que de faire des pauses dans nos distractions pour enfin commencer une phase de concentration en profondeur, prioriser les moments de concentration et les entrecouper de pauses.

Je mentionnais dans mon précédent article que des chercheurs et chercheuses se sont récemment intéressé-es au rôle de l’ennui dans notre capacité à nous concentrer et au fait que l’ennui a plus ou moins disparu de nos vies. Plusieurs explications sont avancées : avant tout, l’apparition du smartphone qui devint un véritable rempart à l’ennui. Il est en effet difficile de ne pas s’émerveiller devant la prouesse technologique que ces appareils représentent, rassemblant dans un objet portable de nombreuses applications utiles au quotidien ainsi que des sources potentielles de loisirs, de culture et d’apprentissage (jeux, réseaux sociaux, podcasts, infos, actualités etc.)

Le fait de réunion un tel nombre d’outils dans un seul objet qui peut être emporté presque partout nous permet logiquement de faire plus de choses dans davantage d’endroits. L’exemple le plus classique est le fait que pour beaucoup, le fait d’éteindre son ordinateur professionnel et fermer la porte de son bureau n’est plus toujours synonyme de la fin de la journée de travail. On peut continuer à recevoir et envoyer des courriels et des messages professionnels depuis son smartphone via des plateformes telles que WhatsApp, Slack, Teams, Jabber etc. Bien que de nombreuses entreprises et pays aient établi des règles dans l’envoi d’emails après les heures de travail afin de protéger leurs employé-es, le simple fait que ceci soit possible techniquement a constitué une véritable révolution dans le rapport au travail et la frontière entre sphère professionnelle et sphère privée, d’autant qu’il n’est pas toujours possible d’avoir un espace dédié au télétravail et que beaucoup doivent travailler dans des environnements de travail privés et non-adaptés (salle à manger, chambre etc.)  

Du fait de sa dimension « pratique », la présence du smartphone dans nos vies nous a conduit à une recherche perpétuelle de productivité et à négliger les périodes de repos. Dans un tel contexte, l’ennui est logiquement rare, mais il est également devenu inconfortable, angoissant, socialement inacceptable. Il en résulte une culture du « busyness » (ou de course à la productivité) dans la plupart des entreprises (Waytz 2023). Ainsi, le fait de déclarer que l’on est débordé, très demandé et « sous l’eau » tend à être associé un sentiment d’utilité sociale et professionnelle. On entend rarement (ou jamais) un-e collègue se satisfaire d’avoir accompli ses tâches ou ses priorités de la journée et en conclure qu’il/elle peut quitter le bureau en toute sérénité. Si certaines tâches ont été finalisées, cela signifie que la personne peut à présent se consacrer à d’autres tâches (ou qu’elle n’est pas assez occupée). Au 21e siècle, s’ennuyer constitue un réel tabou, tant dans la sphère professionnelle que dans la sphère sociale.

Des recherches récentes ont pourtant démontré que l'ennui peut avoir des effets positifs, dont l'un pourrait être l'augmentation de la créativité (Mann and Cadman 2014; Bailey 2018, 153–58). Certains auteurs ont même mis en avant l’intérêt de certaines pratiques comme la « désintoxication numérique » ou « minimalisme digital » qui consistent à faire une diète digitale temporaire et qui peuvent également aider à prendre du recul sur nos usages numériques (Newport 2019). Si cette dernière pratique peut paraitre extrême et souvent impossible à mettre en œuvre notamment pour les professionnel-les dont le rôle nécessite une présence sur les réseaux sociaux, leur expérimentation sur une très courte durée (sur un week-end par exemple) peut déjà être bénéfique.  


5. Varier les supports et les sources d'apprentissage

Que ce soit en formation de base ou en formation continue, ou même chez les plus jeunes, les enseignant-es font face à un réel défi pour maintenir l’attention de leurs apprenant-es. Dans un entretien récent, je faisais le constat qu’il existe un décalage inévitable entre les attentes des apprenant-es en termes de stimulation et la réalité d’un cours « classique » et du niveau de concentration requis pour assimiler son contenu et pouvoir plus tard transférer les compétences acquises.  

En effet, les apprenant-es d’aujourd’hui, quelle que soit leur génération, sont habitué-es aux contenus hyper-stimulants proposés par les réseaux sociaux et autres plateformes de contenu visuel (notamment YouTube, Netflix, et même certains médias d’informations). Par conséquent, même un ou une professeur-e particulièrement charismatique aura des difficultés à répondre à ces attentes de stimulation (Lucas and Zaffran 2023).  

Varier les supports d'apprentissage permet de solliciter différentes formes d'attention. C’est donc une des solutions pour redynamiser ou remotiver une classe. Varier les approches pédagogiques contribue à la rétention de l’information (Brassard 2012) et permet de solliciter les multiples formes d’intelligences qu’un individu possède (Gardner 2011), permettant ainsi l’obtention de différentes compétences. 


Quelques suggestions pour varier les approches pédagogiques :

  • Après 30 minutes de présentation, demander aux apprenant-es de réaliser une carte mentale pour résumer et visualiser ce qu’ils/elles viennent d’entendre et d’apprendre. Réaliser des schémas, cartes mentales ou autre synthèse visuelle en complément d’un texte ou d’une présentation orale permet d’appréhender les connaissances sous un autre angle et ainsi faciliter leur assimilation. Ce type d’activités peut également être réalisé de manière collaborative, en faisant travailler les apprenant-es en petits groupes. Par ce travail en équipe, les apprenant-es sont ainsi incité-es à mobiliser leurs compétences interpersonnelles. 
  • Utiliser la vidéo de manière ciblée : même si nous sommes tous/toutes très sollicité-es par les images et les vidéos, l’utilisation ciblée de ce média peut être très efficace pour illustrer un propos. Les séries notamment, étant donné leur diversité et leur popularité, sont particulièrement riches en contenu et généralement appréciées par tout type de public d’apprenant-es.
  • Utiliser du contenu audio (ex : podcasts ou livres audio) : l’audio permet de prendre du recul par rapport aux contenu vidéo souvent hyper-stimulant, et fait appel à l'imagination de vos apprenant-e. Le podcast peut également être utilisé à des fins d’évaluation dans une approche d’apprentissage expérientiel (Zaffran 2023b), par exemple en proposant aux apprenant-es de créer leurs propres podcasts plutôt que de rendre un travail écrit.
  • Explorer les jeux sérieux (serious games) dans une perspective de ludification d’une partie de votre enseignement : apprendre en s'entraînant, par exemple, sur une simulation ou un jeu de rôle permet d’activer plusieurs zones cognitives. Ces expériences ludiques, mais néanmoins scénarisées pour être orientées vers la pratique, permettent d’ancrer l'apprentissage dans le concret.
  • Plus généralement, sensibiliser vos apprenant-es à l’importance de protéger leur attention et aux risques du multitasking pour leurs projets d’apprentissage. Ceci peut être fait en partageant régulièrement les résultats des recherches sur le sujet mais peut aussi prendre la forme de mises en situation et d’activités pédagogiques ne nécessitant pas la présence d’outils numériques.


Conclusion

A l’heure de la surinformation et des IA génératives, le travail sur l'attention constitue un rempart essentiel pour préserver notre capacité de concentration. Au-delà de la prise de conscience du problème de la fragmentation de l’attention comme enjeu sociétal majeur du 21e siècle, il est essentiel de mieux comprendre ses implications pour l’apprentissage (et donc pour le contrat pédagogique), ainsi que pour le vivre-ensemble (et donc, plus largement, pour le contrat social). L’enjeu dépasse ainsi la simple préoccupation de la productivité. La préservation de notre libre-arbitre dans la mobilisation de notre attention et de notre capacité de concentration est centrale à notre futur en société.  

La mise en œuvre des pratiques attentionnelles proposées ci-dessus requiert certes des efforts individuels, mais elle nécessite aussi une volonté politique. Les acteurs institutionnels pourraient davantage se saisir des résultats de la recherche scientifique pour mieux sensibiliser le public aux risques majeurs que constituent la fragmentation de l’attention et la baisse de la capacité à se concentrer. De la même manière que cela a pu être fait pour l’éducation aux médias, il semble important d’intégrer ces éléments et les compétences de gestion de l’attention qui en découlent de manière transverse au sein des cursus d’enseignement universitaire – tant en formation de base qu’en formation continue –, dans la formation interne des organisations, et évidemment chez les plus jeunes.

A l’ère de l’Intelligence Artificielle, on se demande souvent quelles compétences profondément humaines ne pourront pas être remplacées par la machine. Notre capacité à tirer le meilleur des technologies dépendra en grande partie de notre capacité à continuer à cultiver notre capacité de réflexion critique. Or, comment l’esprit critique peut-il s’exercer et se développer sans la capacité à se concentrer ? Dans notre 21e siècle connecté et digitalisé, préserver notre attention et développer notre capacité à nous concentrer constitue un enjeu incontestable pour l’organisation du travail, mais surtout pour l’épanouissement humain, tant au niveau individuel que sociétal.


Références

 

1 Il est important de noter que certains établissements scolaires et réseaux en Suisse proposent déjà des ateliers ou des interventions pour améliorer les capacités attentionnelles des élèves, voir par exemple : https://www.promotionsantevalais.ch/data/documents/R21/Resonance_attention_eleve_R21.pdf.

2 Notre réaction et impatience vis-à-vis de ces récompenses espérées tendent par ailleurs à être amplifiées par l’existence de la possibilité de « non-récompense » (soit l’absence inévitable à un moment ou à un autre de like, de retweet, de match, etc.). On peut également citer le phénomène documenté du sentiment de “FOMO” (Fear of Missing Out, ou "peur de rater quelque chose") décrivant l'angoisse de ne pas participer à des événements intéressants ou stimulants dont d'autres sont témoins ou dont elles/ils font l'expérience via les réseaux sociaux.

3 Phrase traduite de l’anglais par l'auteur.